Masevaux Haut-Lieu de l’Orgue
« Sans aucun doute la ville de Masevaux est devenue un centre important de l’orgue en Europe. Qu’elle n’oublie jamais que ce titre elle le doit non seulement aux artistes qui ont œuvré pour elle, mais encore et surtout, au dévouement, à l’amitié et à la solidarité qui unirent tous les hommes à un moment douloureux de son histoire »
Michel Chapuis (1930-2017)
Conseiller et expert de la réalisation
des
nouvelles orgues de Masevaux
Aux confins du Ballon d'Alsace, le long de la Doller, à mi-distance
entre Mulhouse et Belfort, Masevaux est depuis le XIXe siècle un haut-lieu
de l'orgue en Alsace. C'est en 1842, dans l'église récemment achevée, que
Joseph et Claude Ignace Callinet, facteurs d'orgues à Rouffach, construisent un
orgue monumental de 53 jeux répartis sur 4 claviers et pédalier qui
correspondait sans doute à la réalisation la plus aboutie de ces illustres
facteurs.
Hélas, le 27 juin 1966 à 17 heures, la population
bouleversée et impuissante assiste à l'embrasement et à la destruction de l'édifice
qui, pendant plus d'un siècle, fit la fierté de la cité.
Au lendemain
de cette catastrophe, un extraordinaire élan de générosité se manifesta au niveau
international et permit la construction d'un orgue de choeur de Curt
Schwenkedel en 1972 et d'un grand orgue d'Alfred Kern en 1975 dans l'église
reconstruite. Ces deux instruments sont à l'origine du festival d'orgue que
Pierre Chevreau créa en 1977 pour les faire rayonner.
« L’essor de la
paysannerie alsacienne au début du XIXe siècle
eut des répercussions en tous les domaines de la vie sociale : l’industrie en profita, de même que les superstructures
culturelles : on reconstruisit beaucoup.
La vie religieuse s’épanouit de façon remarquable : en ce XIXe siècle que l’on se plaît à qualifier de matérialiste, le peuple alsacien
a construit ou reconstruit la plupart de ses églises, et a dépensé des sommes
considérables pour leur ameublement : autels, chaire, bancs, stalles,
orgue. Sans empiéter sur le théologien, l’historien
constate qu’au XIXe siècle,
en Alsace, la nécessité de l’orgue
pour les besoins du culte est universellement reconnue par la population ; l’exigence de l’orgue
ressort de centaines de délibérations de conseils municipaux, et elle est
admise sans difficultés ni objections par l’autorité
préfectorale.
L’orgue est un objet « indispensable »,
« très nécessaire », « très
urgent », « de nécessité impérieuse ». La compétition s’en mêle :
telle commune veut avoir un orgue plus beau que la commune voisine. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’Alsace soit devenue le « pays des orgues »,
selon l’expression de Cavaillé-Coll, un
pays, où chaque église, jusque dans les plus petits villages, possède un orgue. Cette mentalité, du reste, n’est pas
morte de nos jours, malgré certaines tendances antagonistes : n’est-il pas admirable qu’une
église dépense plusieurs millions pour qu’un
organiste bénévole puisse accompagner d’un doigt
le « Credo » d’une messe
dialoguée ? On dispose encore des doublettes et même des nazards, mais les
registrations prescrites à l’organiste,
sur un carton collé dans la console, en interdisent l’emploi ;
on dispose un pédalier par tradition ou routine, mais les marches en sont
garnies de toiles d’araignée.
Il ne faut pas se faire d’illusions
sur la valeur moyenne de ces orgues : des marchands de bois, munis d’experts amateurs s’en sont mêlés,
et la furie rénovatrice – « das verbesserungswütige Jahrhundert » selon
l’expression de Frotscher – a causé beaucoup de dégâts dans les vieux
instruments. L’Alsace est encore le
pays des orgues ; mais c’est dans la première
moitié du XIXe siècle
qu’elle est devenue, et ceci est dû,
pour une très grande part, à la présence à Rouffach, de
l’entreprise Rabiny-Callinet ».
Pie Meyer-Siat « Les Orgues Callinet de Masevaux », 1962
Depuis 1755, Masevaux songeait à une nouvelle église. Les travaux
commencèrent en 1787 et furent repris en 1837 sur les plans de l’architecte Jacques Kuen, membre du conseil municipal et
président du conseil de fabrique. L’église fut achevée en 1842 avec la pose de
l’orgue Callinet.
Joseph Callinet qui venait de s’associer
avec Claude Ignace, pressenti dès 1838, conçut et rédigea ses plans y compris le clavier d’écho dont le sommier était
placé dans une armoire hermétiquement fermée « afin que le moindre son ne
puisse s’entendre dans l’église par la
tribune, et que le son soit renvoyé dans la partie inférieure du clocher ». Il s’agit donc ici de la première ébauche
d’une boîte expressive dans la
production des Callinet.
Joseph Callinet offre une voix humaine non prévue au devis et nous
donne une indication précieuse sur la façon on il concevait ce jeu : l’adjonction d’un bourdon
16 à l’écho , « jeu
indispensable à la voix humaine, pour qu’elle
produise son effet avec un tremblant spécial ». Pie Meyer-Siat nous précise
que « cette voix humaine est un des jeux qui ont fait la célébrité de
l’orgue de Masevaux : aucun
restaurateur n’a osé
y touché (…). Jouée en solo, au timbre doux et prenant, cette voix humaine est
d’un charme inimitable et
extraordinairement caractéristique : elle ne ressemble à rien d’autre (…) ».
Enfin une dernière précision s’impose sur
le buffet : dès
1840 la tribune fut l’objet de nombreuses
discussions. Joseph Callinet eut beau prétendre « qu’on fait les tribunes pour les orgues, et non les orgues
pour les tribunes », il dut s’incliner à installer
son orgue, en cette vaste église, sur une tribune ridiculement restreinte :
2 mètres de profondeur sur les côtés, 3,30 mètres au milieu, sur 20 mètres de large. Il réussit la pédale sur les côtés, avec des
mécanismes compliqués.
On peut ne pas aimer le buffet hybride et écrasé
de Masevaux si on le compare à celui de Sainte-Croix-en-plaine, élégant,
harmonieux et équilibré. Mais la grandeur de l’orgue
de Masevaux a permis aux frères Callinet d’y introduire des
innovations qui auraient fait date en facture d’orgues, s’il n’y avait
pas eu la guerre de 1870 et l’arrivée
néfaste des experts.
Voici la composition de l’orgue Callinet de Masevaux lors de son inauguration en 1842 :
« l’orgue ainsi composé
représentera un orchestre proportionné à huit contrebasses et vingt
violoncelles »
(Devis signé Callinet frères du 25 décembre 1839).
Marie-Claire Alain à l'orgue Callinet de Masevaux,
le 19 juin 1966, 8 jours avant l'incendie
Hélas le 27 juin 1966 à 17 heures, la population bouleversée
et impuissante assiste à l’embrasement
et à la destruction de l’édifice qui, pendant plus d’un siècle,
fut la fierté de la cité.
Incendie de l'église de Masevaux du 27 juin 1966 - Photo : Raymond Mattauer
À l’achèvement de la
reconstruction de l’église, le curé souhaita un orgue dans le chœur à vocation liturgique.
C’est ainsi qu’est
né l’orgue de chœur confié à Curt
Schwenkedel qui, travaillant en parfaite harmonie avec Michel Chapuis, réalisa un superbe instrument de
13 jeux répartis sur 2 claviers et pédalier. Georges Lhôte en dessina le buffet
et le tracé de la mécanique, et Jean-Marie Tricoteaux en fit l’harmonisation.
L’esthétique
se réfère nettement à l’Allemagne du Nord avec en particulier une doublure dans
le dessus de la montre 8, un plein-jeu progressif et une sesquialtera
principalisante comportant des reprises. L’instrument
fut achevé en janvier 1973 et inauguré par Michel Chapuis.
En voici la composition :
Dans les années soixante, l’orgue
nord-allemand a connu en France une très grande vogue. Ce type d’instrument
a inspiré plus d’un facteur d’orgues français à cette époque. Alfred Kern réalisa sur plusieurs de
ses instruments cette esthétique avec toutefois une ouverture sur l’orgue français, souvenir de son intervention en 1939 sur l'orgue
Silbermann d'Ebersmunster (une prise de contact qui aura des répercussions tout
au long de sa carrière). Plusieurs instruments de ce type furent des réussites
incontestables, en particulier Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux à Paris (1964, 43
jeux, III / Péd.) et Saint-Maximim de Thionville (1969, 44 jeux, III / Péd.). L’orgue de Masevaux est dans la même lignée avec toutefois
l’héritage des Callinet.
On trouve dans cet orgue des jeux gambés, de nombreux jeux
flûtés, des anches douces de détail, des cornets et un jeu de tierce « à la française ».
Les anches du Grand-Orgue sont des copies de celles des
Callinet, les fonds clairs et chaleureux et les pleins-jeux capables d’évoquer
la sonorité lumineuse et truculente des grands instruments de Schnitger et de
ses contemporains. En outre, le tempérament inégal « Werkmeister III » apporte une couleur chatoyante à la texture harmonique.
Le clavier d’écho a retrouvé sa place dans la niche ogivale
placée au bas du clocher, avec sa fameuse voix humaine fidèlement reconstituée d’après les tailles de l’orgue
Callinet de Dannemarie.
A l’apogée de son talent, Alfred Kern a réussi
là où la facture du XXe siècle a souvent échoué : créer un orgue de synthèse, riche, cohérent
et personnel. En voici la composition :